CHAPITRE VI

 

 

Rowena contemplait rêveusement le paysage qui s’étendait devant elle, à perte de vue. Après avoir franchi les montagnes au galop, encore vibrante de colère, elle était arrivée dans cette énorme plaine brûlée par le soleil, au sol fait de sable et de terre mêlés, ne pouvant accueillir que quelques arbustes rabougris. Au milieu des grands rochers qui s’élevaient çà et là, elle ne distinguait aucune trace de vie humaine, ni même animale. Sans réfléchir, la princesse saisit sa gourde et avala plusieurs longues gorgées d’une eau encore fraîche. Ses provisions ne tarderaient pas à s’épuiser...

Au loin, une large tache indigo révélait la présence d’une végétation plus importante : une forêt, sans doute. Rowena éperonna son cheval. Là-bas elle trouverait peut-être des hommes pour lui expliquer comment on pouvait survivre dans un endroit pareil. A moins que ce ne fût impossible et que tous les condamnés à la folie ne fussent morts de faim à plus ou moins court terme...

Mais Rowena ne mourrait pas, elle se l’était juré : la veille au soir elle se fût peut-être laissé emporter par le désespoir et l’aurait noyé au fin fond du néant, mais aujourd’hui elle voulait vivre, vivre pour retourner au château et se venger de ceux qui l’avaient chassée : Turgoth, Aladin, Ghénarys et les autres, tous les autres, tous ceux qui avaient été trop stupides ou trop emplis de méchanceté pour tenter de la comprendre. Elle se vengerait, de la manière la plus éclatante qui fût : en devenant leur maîtresse, en les humiliant ; un jour ils ramperaient tous à ses pieds, elle en avait fait le serment. Mais pour cela elle devait survivre, quelles que fussent les difficultés.

Un oiseau vint se poser sur la tête du cheval, un petit passereau à la gorge jaune. Lorsqu’elle était enfant, Rowena nourrissait souvent ceux qui s’aventuraient dans la cour du château. Certains en arrivaient même à lui picorer dans le creux de la main. Si la contrée de la folie était très différente de celle du miroir, au moins la première forme de vie qu’y rencontrait la princesse lui était familière et sympathique. Le sourire aux lèvres, elle avança la main pour caresser l’oiseau. Mais avant qu’elle eût pu le toucher, il battit vivement des ailes et s’envola en rugissant.

Le cheval se cabra violemment et Rowena faillit vider les étriers. Tirant sur les rênes, elle réussit tant bien que mal à empêcher sa monture de s’emballer. Dans le lointain un autre rugissement répondit au premier. La femelle, sans doute, pensa la princesse avant de réaliser pleinement ce qu’elle avait vu. Elle étouffa un éclat de rire : si les oiseaux rugissaient, qu’allaient bien pouvoir faire les dragons ? Aboyer, chanter, ou bien se mettre à déclamer des poésies ? Le rire avorté se transforma presque en crise de larmes. Rowena se rendit compte qu’elle avait eu peur, très peur et qu’elle tremblait toujours. L’oiseau avait disparu mais qui pouvait dire ce qu’elle allait rencontrer maintenant ? La forêt était encore loin et le soleil lui martelait la nuque. N’avait-elle pas pu imaginer tout ça ? N’était-elle pas réellement folle ? Peut-être Turgoth avait-il raison, après tout ; qui était-elle pour oser discuter son jugement ?

Un craquement gigantesque chassa ses pensées : au loin, une ligne noire venait d’apparaître sur le sol et zigzaguait à sa rencontre : une crevasse ! songea-t-elle avec horreur ; la terre s’ouvrait pour venir la prendre, engloutissant rochers et buissons sur son passage.

Lançant son cheval en avant, Rowena obliqua légèrement pour contourner l’obstacle. Comme douée de raison, la faille changea elle aussi la direction de sa progression, venant toujours droit sur la princesse, créant à mesure qu’elle s’élargissait un véritable précipice de plusieurs mètres de large. Rowena comprit très vite qu’elle ne pourrait l’éviter : elle fit tourner bride au cheval et, oubliant la forêt pour le moment, galopa droit devant elle. La terre finirait bien par se calmer...

Quelques minutes plus tard, elle jeta un coup d’œil en arrière et s’aperçut que la crevasse était très nettement distancée. Poussant un soupir de soulagement, elle ralentit un peu son allure. Brusquement elle avait très chaud et elle n’avait certes pas galopé assez longtemps pour être ainsi trempée de sueur ; il devait y avoir autre chose.

Mettant sa main au-dessus de ses yeux pour se protèger du soleil, elle aperçut à l’horizon une large masse jaunâtre, avançant lentement. On eût dit une coulée de mélasse, ou bien... Rowena sentit son estomac se serrer : de la lave ! C’était de la lave en fusion, comme celle qui s’échappait sans interruption du volcan en activité à la pointe du pays des fées. Elle ignorait qu’il y en avait également un ici et n’en distinguait d’ailleurs aucune trace. Il était sans doute assez éloigné. Le mur de lave s’étendait sur plusieurs kilomètres et ne devait pas faire moins de dix mètres de hauteur. Il n’y avait rien d’étonnant à ce que la température ambiante fût élevée.

Alors qu’elle se préparait à éperonner de nouveau son cheval, Rowena aperçut deux petites silhouettes qui fuyaient devant la matière en fusion. Des hommes ! A pied, ils ne tarderaient pas à être rejoints et engloutis. Sans hésiter la princesse piqua vers eux : elle ne pouvait pas les laisser mourir ainsi.

A mesure qu’elle approchait elle put mieux les distinguer : l’un était assez vieux ; ses cheveux blancs flottaient sur ses épaules tandis qu’il courait, en tenant son compagnon par la main ; celui-ci, beaucoup plus jeune, était petit et fluet. Curieusement il portait un bandeau sur les yeux et se laissait guider. Tous deux étaient habillés comme des roturiers.

Lorsque Rowena arrêta le cheval à leur hauteur, la coulée de lave n’était plus qu’à quelques centaines de mètres derrière eux.

— Ce sont les dieux qui vous envoient ! cria le vieil homme. Qui êtes-vous donc ?

— Nous ferons les présentations plus tard, dit Rowena. Pour l’instant, montez !

Elle l’aida à hisser son compagnon devant elle mais aveuglé, maladroit, il se retrouva allongé en travers du cheval, le pommeau de la selle lui meurtrissant les côtes.

— Ce n’est pas grave, cria le vieil homme, sautant en croupe. De toute façon c’est de sa faute ; il n’avait qu’à ne pas ouvrir les yeux !

Ne cherchant pas à comprendre, Rowena fit volter le cheval. Elle eut peine à retenir le cri de découragement : la crevasse les avait presque rejoints et ils se trouvaient pris entre deux feux.

— Nous allons mourir ! constata le vieil homme. Il est dommage qu’un être aussi brillant que moi doive finir ainsi !

— Il nous reste peut-être une chance, dit Rowena. Accrochez-vous.

Sans attendre d’être obéie, elle fit claquer les rênes sur le dos du cheval et galopa droit vers le point où s’ouvrait la terre. C’était une tentative désespérée ; si l’animal paniquait, ne fût-ce que pendant une fraction de seconde, ils se retrouveraient tous engloutis dans les profondeurs.

Au dernier moment la princesse fit un léger écart qui l’amena sur le côté du précipice, prenant celui-ci de vitesse. Il se remit aussitôt à progresser vers elle, mais elle ne s’en préoccupait plus : malgré sa triple charge, le cheval bondit au-dessus du vide, à L’endroit le moins large, et retomba légèrement de l’autre côté. Quelques secondes plus tard, ils étaient hors de danger.

Un fort bruit de succion dénonça la rencontre entre les deux menaces naturelles. Rowena put presque sentir son cœur ralentir son rythme : avec un peu de chance la crevasse allait engloutir la lave et la lave se solidifier pour boucher la crevasse. S’il n’était sans doute pas achevé, le cauchemar allait peut-être marquer une pause et lui permettre de reprendre ses esprits.

— On peut s’arrêter, maintenant, dit le vieil homme, derrière elle, comme pour confirmer ses pensées. Il faut reposer un peu le cheval.

Gagnant l’ombre d’un grand rocher, Rowena mit pied à terre et aida les deux hommes à l’imiter. Aussitôt le plus jeune s’assit en tailleur sur le sol, baissa la tête et ne bougea plus. Son compagnon ne sembla pas s’en préoccuper.

— Vous êtes arrivée juste à temps, dit-il. Je n’y croyais plus. Je m’appelle Johel, et lui c’est Merryn.

— Rowena ! se présenta la princesse. Je ne savais pas qu’il y avait un volcan dans les environs.

— Un volcan ? Qui parle de volcan ?

— Mais... Il faut bien une explication logique à la présence de cette lave...

— Il y a une explication logique, approuva Johel. Nous sommes dans la contrée de la folie et mon camarade est complètement fou !

— Pas vous ?

— Moi c’est différent : j’ai été victime d’une erreur, mais lui, on aurait mieux fait de lui trancher la tête. Il a des hallucinations et ici, forcément...

— Je ne comprends pas, avoua Rowena.

— C’est pourtant simple ! D’où sortez-vous donc ? Je me promenais tranquillement avec lui, il y a quelques minutes à peine quand il a éprouvé le besoin d’enlever son bandeau sous prétexte qu’il lui faisait mal. Naturellement cet imbécile n’a pas pu s’empêcher d’ouvrir les yeux et vous avez vu le résultat...

— Mais c’est totalement fou !

— C’est ce que je m’acharne à vous dire ! Et encore, nous avons eu de la chance. D’ordinaire ses obsessions sont plus subtiles. La contrée est littéralement infestée de serpents venimeux.

— Mais la crevasse ? insista Rowena. Il n’était pas là lorsque je l’ai vue pour la première fois. Ça ne peut être une de ses hallucinations !

Johel haussa les épaules.

— Je ne sais pas, dit-il. Peut-être en avez-vous aussi. Ou alors c’est la contrée. Elle n’a certes pas besoin de nous pour créer ses propres folies.

Rowena renonça à tout comprendre pour le moment. Il y avait plus pressé.

— Je ne suis arrivée qu’aujourd’hui, dit-elle. Et je ne suis pas plus folle que vous. Quand je vous ai rencontrés, je cherchais justement des gens vivant ici pour...

— Vous ne pouviez pas mieux tomber, la coupa le vieil homme, soudain jovial. Je suis l’homme le plus intelligent de toute la contrée de la folie. Sans moi tous les autres seraient déjà morts. N’est-ce pas, Merryn ?

Mais son compagnon, toujours figé dans son étrange posture, ne manifesta pas la moindre intention de répondre. Johel poussa un soupir agacé.

— Ne faites pas attention à lui, dit-il. Il est toujours comme ça lorsqu’il vient de provoquer une catastrophe. La honte, sans doute. Le pire est que je ne peux pas l’abandonner : je n’ose pas imaginer ce qu’il pourrait faire si je n’étais pas là pour le surveiller. La petite communauté où nous vivons n’est pas très éloignée d’ici. Nous n’avons qu’à installer Merryn sur le cheval et continuer à pied. Je vous présenterai nos amis. Ils sont tous fous, bien sûr, mais la plupart ne sont pas méchants.

Rowena n’hésita qu’un instant. Elle ne pourrait sans doute pas retrouver une telle occasion de rencontrer des habitants de la contrée.

— Très bien, dit-elle. Je vous suis...

 

Johel la guida vers la forêt qu’elle avait aperçue un peu plus tôt. Aucun incident ne vint les troubler sur le chemin. Merryn n’avait fait aucune difficulté pour être installé en selle mais gardait un mutisme obstiné, malgré les louables tentatives de son compagnon pour le faire parler. Le vieil homme, lui, semblait intarissable et durant les quelques heures que dura leur marche, il ne cessa de parler, racontant à Rowena les plus marquantes des hallucinations passées de Merryn, lui décrivant certaines des personnes qu’elle allait rencontrer bientôt et surtout, ne se lassant pas de répéter à quel point il était dommage que son intelligence supérieure lui eût valu la jalousie de quelques nobles et la condamnation à la folie. Son ton était si convaincant que parfois la princesse se surprit presque à le croire.

A l’orée de la forêt, Johel fit descendre Merryn de selle et, lui parlant doucement mais fermement, sembla le convaincre de marcher. Il le guidait toujours en lui tenant la main.

— La forêt est grande ? interrogea Rowena.

— Je ne sais pas, je n’en ai jamais fait le tour. Mais la clairière dans laquelle nous vivons n’est pas très loin d’ici.

Un bruit de branches brisées, dans un buisson, fit sursauter Rowena.

— Il y a beaucoup d’animaux par ici ?

— Quelques-uns, dit Johel en souriant. Mais dans le cas présent ca n’est pas un animal. (Elevant la voix, il continua.) Montre-toi, Halôm ! Tu effraies notre nouvelle amie !

Il y eut quelques secondes de silence puis un visage chafouin émergea du buisson.

— Salut, Johel ! dit l’homme, d’une voix aiguë. Tu as vu les cavaliers dorés ?

— Non. Je n’ai rencontré que cette jeune dame. Elle s’appelle Rowena. Tu devrais lui dire bonjour...

— Bonjour, madame, fit le nommé Halôm, obéissant. N’empêche que tu aurais mieux fait de ramener les cavaliers dorés, Johel !

— J’y penserai une autre fois. A tout à l’heure, au dîner.

— Tu crois que les cavaliers dorés viendront dîner avec nous ?

— Je n’en sais rien, Halôm, tu verras bien. Au revoir.

Sans laisser à l’autre le loisir de répondre, il reprit son chemin, entraînant Merryn.

— Qui sont les cavaliers dorés ? souffla Rowena lorsqu’ils eurent fait quelques pas.

— Un mythe ! dit Johel. Du moins je le crois. On raconte que c’est une troupe de chevaliers, entièrement composée de fous, dont l’armure a la couleur de l’or. C’est une légende, bien sûr, mais Halôm est persuadé qu’ils existent et qu’ils viendront un jour le prendre avec eux. Ah ! Même s’ils existaient ils ne feraient jamais une chose pareille : vous ne l’avez pas vu parce qu’il n’est pas sorti du buisson mais Halôm ne mesure pas plus de cinquante centimètres de la pointe des orteils au sommet du crâne. Il ferait un piètre chevalier. Pourtant il en est arrivé à ne plus penser qu’à cela et passe ses journées là où nous l’avons trouvé pour guetter tous les gens qui entrent dans la forêt. Tenez ! Nous arrivons...

Effectivement, ils débouchèrent dans une petite clairière où s’élevaient quelques huttes rudimentaires, faites de branchages et de feuilles séchées. Toutes semblaient prêtes à s’écrouler au moindre souffle de vent et l’une n’avait même plus de toit. Rowena se demanda un instant si Johel ne lui avait pas menti pour l’attirer dans un piège : sûrement personne ne pouvait vivre dans de pareils taudis : même les serfs les plus déshérités possédaient des chaumières en meilleur état.

— Il n’y a personne ? demanda-t-elle, soupçonneuse.

— Attendez un instant..., fit le vieil homme en souriant.

Il porta deux doigts à sa bouche et émit un sifflement strident.

— Venez ! cria-t-il. Venez tous, où que vous soyez ! Je ramène une amie !

Aussitôt le sous-bois sembla s’animer. Des branches craquèrent sous des pas, quelques voix murmurèrent, des buissons furent écartés et, enfin, trois hommes et une femme sortirent du couvert pour entrer dans la clairière, restant à une distance raisonnable de Rowena et Johel. L’un était un tout jeune homme, sans doute à peine plus vieux que la princesse ; ses cheveux pourpres et son regard brillant, difficile à saisir, le rendaient un peu inquiétant. Le deuxième homme tenait la femme par la main ; Rowena s’aperçut qu’ils se ressemblaient étrangement : même taille, même cheveux verts, même nez un peu crochu, même silhouette androgyne. Le frère et la sœur, sans doute, songea-t-elle. Tous trois portaient des vêtements usés, presque en lambeaux, tout comme ceux de Johel et Merryn. Mais le dernier personnage attira une grande partie de son attention car il était vêtu d’une cotte de mailles et portait un fléau d’armes au côté. C’était un homme grand et brun, impeccablement coiffé, sans doute âgé d’une bonne quarantaine d’années mais au port toujours altier. Un ancien chevalier, peut-être... Ce fut lui qui s’avança vers Rowena. Il mit un genou en terre devant elle et sourit.

— Je suis le chevalier Ghénarys, Madame, dit-il d’une voix forte. Au nom de tous ceux qui vivent ici, je vous souhaite la bienvenue parmi nous !

A cet instant seulement la princesse se rendit compte que la cotte de mailles de l’homme était rouillée en de nombreux endroits, ainsi que la chaîne de son fléau. Les cheveux qu’elle avait crus si bien coiffés étaient en fait maintenus en place par de la terre séchée et, vu de près, le visage du « chevalier », un peu rougeaud, parsemé de petites taches laissées là par les maladies, montrait clairement quelles avaient été ses passions. Pourtant Rowena ne songea même pas à lui parler durement pour lui reprocher d’être un imposteur. Il semblait beaucoup plus gentil que le véritable Ghénarys.

— Relevez-vous, chevalier, dit-elle, entrant dans son jeu. Je suis la princesse Rowena et je vous remercie de votre accueil. A l’occasion je saurai m’en souvenir.

Plusieurs exclamations saluèrent ses paroles tandis que Ghénarys se relevait et s’inclinait très bas, avant de retourner auprès de ses compagnons.

— Bravo, souffla Johel. Vous les avez impressionnés. Vous êtes presque aussi intelligente que moi. Je vais vous présenter aux autres.

Désignant le jeune homme aux cheveux pourpres il reprit, plus fort :

— Voici Glarth. Si jamais vous le laissez vous parler, il vous racontera ses aventures pendant des heures et des heures. Je vous conseille de ne pas en croire un mot. Je le connais depuis qu’il est enfant et il n’a jamais bougé d’ici.

Le jeune homme ricana.

— Tu mens parce que tu es jaloux, Johel ! dit- il. Parce que toi tu n’as jamais parlé au roi !

— Qu’est-ce que je vous disais ? fit Johel. Il commence. Ne vous occupez pas de lui !

Il s’approcha de ceux que Rowena supposait être jumeaux.

— Lui, c’est Korthwo ! annonça-t-il.

— Pas lui ! corrigea la femme. Elle !

— Tais-toi ! dit l’homme. Bien sûr que c’est lui ! Ne l’écoutez pas, princesse. Korthwo, le seul Korthwo, est un homme !

Sa compagne allait répliquer mais Johel s’empressa de lui couper la parole.

— Korthwo n’est jamais d’accord avec lui- même, expliqua-t-il. Spécialement au sujet de son sexe. Il ne cesse de se chamailler mais il ne se quitte jamais. Vous comprenez ?

Rowena acquiesça, bien qu’elle ne fût pas si sûre que cela d’avoir saisi. Deux corps, deux esprits différents et cependant un seul et même personnage, voilà qui l’eût bien fait rire quelques jours plus tôt, mais maintenant...

— Vous aurez le temps de faire connaissance plus tard, continua Johel. Pour l’instant nous allons dîner. J’ai vu Halôm dans la forêt, tout à l’heure, mais où est Lynna ?

Glarth ricana à nouveau. Cela semblait être son mode d’expression favori.

— Elle doit se terrer quelque part, dit-il. Lynna a peur de tout. Je me demande ce qu’elle ferait si elle était obligée de tuer un dragon, un jour, comme moi...

Johel lui jeta un coup d’œil irrité.

— Lynna ! appela-t-il, mettant ses mains en porte-voix. Lynna, reviens ! Personne ne te fera de mal, ici ! Où es-tu ?

— Je suis ici, dit une petite voix, provenant de l’une des huttes. Chez moi. Et vous ne m’en ferez pas sortir !

— C’est idiot, Lynna, insista Johel. Tu sais que nous sommes tes amis. Pourquoi ne viens-tu pas dire bonjour à notre invitée ?

— Je ne veux pas ! Elle me fera du mal : elle est trop jolie...

La voix était celle d’une toute jeune fille, qui paraissait terrorisée. Rowena se sentit pleine de compassion pour elle.

— Qui que tu sois, je promets de ne pas te faire de mal, Lynna, dit-elle doucement.

— Je ne te crois pas ! Tu veux ma mort, comme les autres !

— Il vaut mieux la laisser, dit Johel. Elle finira bien par sortir, quand elle aura faim. Venez ! Voyons ce que Ghénarys nous a ramené, aujourd’hui.

— Il s’appelle vraiment comme cela ? demanda Rowena.

— Non, bien sûr que non ! Mais je ne connais pas son vrai nom. Ghénarys est le nom du premier chevalier du royaume, à ce qu’on m’a dit...

— Je sais. Je l’ai quitté il y a quelques heures.

Aussitôt la princesse se mordit les lèvres. Elle se rendait subitement compte que son histoire, bien qu’elle fût vraie, avait peu de chance d’être acceptée, même par ses nouveaux compagnons. Oui pourrait croire qu’une pauvre folle abandonnée du monde pût être la véritable princesse de Fuinör ?

— Vous avez l’air sincère, dit Johel. Je pense que vous avez convaincus les autres, mais ils sont souvent prêts à accepter n’importe quoi. Pourtant j’avoue que, si je n’étais pas aussi intelligent, je serais presque tenté de vous croire...

— Pourquoi cela ? demanda Rowena, s’habituant à l’orgueil du vieil homme.

— Parce que vous êtes la première femme que je vois porter l’épée !

— L’épée ? s’exclama-t-elle en sursautant.

Elle porta vivement la main à sa taille et découvrit qu’en effet une épée y était ceinte, une épée qu’elle identifia sans même avoir besoin de la regarder. Tout comme la première fois la poignée vibrait au creux de sa main, y diffusant une chaleur étrange et bienfaisante.

— Depuis combien de temps est-elle là, Johel ? interrogea-t-elle à voix basse.

— Depuis que nous sommes entrés dans la forêt. Je pensais bien que vous ne vous en étiez pas aperçue. Je n’avais encore jamais observé ce type de folie.

— Ce n’est pas une folie, murmura Rowena. Du moins, je l’espère...

D’un pas rapide elle retourna auprès de son cheval, qu’elle avait laissé à l’entrée de la clairière. Le bâton était solidement attaché à la selle et le sac de provisions semblait plus lourd, plus chargé qu’auparavant. Rowena n’eut pas besoin de l’ouvrir pour savoir qu’une coupe et une pièce d’or y étaient apparues. Sentant leurs quatre forces se mêler et s’unir en elle, comme au sommet de la grande tour, trois ans auparavant, la princesse comprit qu’elle n’était pas abandonnée de tous. Soudain amplifié d’espoir, ce qui n’était jusqu’alors qu’une simple volonté de survivre, se mua en certitude.

 

Ghénarys, le chevalier aux armes rouillées, avait capturé trois lapins et les avait fait mijoter dans un chaudron. Il attendit que tout le monde se fût assis en cercle, autour du feu, avant d’en offrir un morceau à Rowena, au creux d’une large feuille de chêne. La petite communauté ne semblait pas connaître la vaisselle. Renvoyant aux oubliettes les usages qu’on avait tenté de lui inculquer, la princesse saisit la viande entre ses doigts et y mordit à belles dents.

— C’est délicieux, dit-elle, à la fois pour faire plaisir à Ghénarys et parce que c’était vrai.

— Généralement c’est moi qui suis servi le premier, parce que je suis le chef, dit Johel. Mais pour aujourd’hui, vous êtes privilégiée. Et puis, c’est Ghénarys qui assure notre survie en chassant : on peut lui accorder un caprice de temps en temps. Il n’avait encore jamais trouvé de princesse à servir.

— Je ne tiens pas à être servie, dit Rowena.

— Alors vous n’êtes pas une vraie princesse ! intervint Glarth. Moi j’en ai vu une, à la cour, et elle avait au moins deux cents serviteurs.

Rowena éclata de rire mais ne répondit pas. Les mensonges du jeune homme commençaient à l’amuser.

— J’espère que vous allez rester avec nous ! dit Korthwo-lui en souriant.

Korthwo-elle, qui auparavant souriait également, s’empressa de se composer un visage boudeur et foudroya la princesse du regard.

— Pas moi ! dit-elle. J’espère que vous allez partir, et vite !

Ils se giflèrent mutuellement au même instant et auraient probablement continué de se battre si Ghénarys ne s’était pas interposé, les menaçant de les priver de dîner s’ils ne se calmaient pas. Renfrognés, ils baissèrent la tête et ne prirent plus part à la conversation, même lorsque Johel se mit à parler d’eux.

— Il faut l’excuser, dit-il à Rowena. Autrefois Korthwo a eu de grands problèmes, là où il vivait. Le jour, il courtisait les femmes et méprisait les hommes. La nuit, c’était l’inverse, sans que lui même se rende compte d’un quelconque changement. J’ignore de quel sexe il était à l’époque mais lorsqu’on l’a envoyé dans la contrée de la folie, il s’est scindé en un mâle et une femelle. Depuis il suffit que l’un dise oui pour que l’autre dise non. Korthwo n’est jamais neutre ; il est toujours à la fois votre meilleur ami et votre pire ennemi. A moins que ce ne soit l’inverse, si vous voyez ce que je veux dire. Je suis la seule personne au monde qui ait jamais compris son problème.

Soudain une forme svelte s’approcha du chaudron, saisit un morceau de viande et courut se réfugier dans la cabane qu’elle venait sans doute de quitter. Rowena n’eut que le temps de remarquer la maigreur extrême des bras nus et la pâleur des cheveux mauves.

— Lynna ! cria Johel. Ne sois pas stupide : reste avec nous !

— Non ! Je ne vous fais pas confiance. Vous n’arriverez pas à m’attraper.

Le vieil homme poussa un soupir résigné puis désigna Merryn qui avait réintégré sa position prostrée. La honte de ce qu’il avait provoqué ne l’avait toujours pas quitté, si c’était bien là la bonne explication.

— Il faut que j’aille le nourrir, dit Johel. Sinon il va se laisser mourir de faim. Il en a pour plusieurs jours.

— On pourrait l’offrir en sacrifice aux cavaliers dorés..., suggéra Halôm.

La nuit tomba lentement. Assise auprès du feu, Rowena écoutait Glarth lui raconter comment, avec son seul couteau, il avait tué un gigantesque dragon, en plein cœur du pays des fées. L’histoire était totalement invraisemblable et, même sans les avertissements de Johel, la princesse n’en aurait probablement rien cru, mais le jeune homme possédait un réel talent de conteur. Se fût-il accompagné d’un luth qu’il eût pu devenir un merveilleux trouvère.

De temps à autre, Rowena perdait pourtant le fil du récit et laissait errer son esprit vers d’autres sujets, la concernant plus étroitement. Qu’allait-elle faire, par exemple ? Où allait-elle aller ? Elle n’envisageait pas de rester très longtemps dans la petite communauté de la clairière. Ils étaient bons avec elle, sans doute, mais elle ne pensait pas être capable de s’habituer à leur folie. Korthwo surtout lui faisait un peu peur, ou lui faisaient un peu peur : elle ne savait plus si elle devait y penser comme à un ou deux individus.

Johel lui avait assuré qu’elle n’avait aucun souci à se faire : nul ne l’agresserait. Mais était-il raisonnable de faire confiance à Johel ? Et même si elle avait pu vivre parmi eux, elle ne fût pas restée : sa vie était autre part. Depuis que l’épée et les trois autres objets étaient réapparus elle l’avait compris. Mais où chercher ? Elle ne possédait pas le plus petit point de départ.

— ... c’est alors que j’ai vu le géant qui... Princesse ! Vous ne m’écoutez plus ! dit Glarth.

— Excusez-moi, fit Rowena. Je suis un peu fatiguée. J’ai beaucoup chevauché aujourd’hui. Je crois que je vais aller dormir...

Souhaitant une bonne nuit à tous ceux qui étaient encore là, elle se dirigea vers la hutte de Ghénarys. Celui-ci avait insisté pour qu’elle y passât la nuit, tandis que lui-même dormirait à la belle étoile. La hutte était assez sale et sentait le moisi, mais Rowena n’avait pu trouver le courage de refuser l’offre : cela semblait lui faire tellement plaisir, à ce faux chevalier qui avait plus de cœur que les vrais, en croyant les imiter parce qu’il les connaissait mal.

Sans se déshabiller, elle s’enroula dans la couverture qu’elle avait emmenée sur son cheval et ferma les yeux. Pour la première fois de toute sa vie, elle n’allait pas dormir dans un lit. Les irrégularités du sol lui meurtrissaient les chairs et elle se retourna longuement à la recherche d’une position confortable, avant de trouver le sommeil.

 

Rowena se réveilla en sursaut au milieu de la nuit. Quelque chose s’était posé sur son épaule. Elle retint sa respiration et ne bougea pas. Elle se souvenait avoir entendu que s’il s’agissait d’un animal venimeux, c’était la meilleure attitude à adopter : rester totalement immobile et attendre qu’il parte.

Mais cela ne semblait pas se décider à partir et pressait de plus en plus fort l’épaule de la princesse au travers de sa robe.

N’y tenant plus, Rowena se retourna d’un seul bloc, prête à se défendre contre ce qui voudrait bien se présenter. En fait d’animal venimeux elle se trouva face à Lynna, accroupie près d’elle, qui retira rapidement sa main en poussant un petit cri apeuré.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Sans répondre, la jeune fille fit mine de sauter sur ses pieds et de vouloir s’enfuir ; Rowena la retint vivement par le poignet. Elles luttèrent un instant en silence mais la princesse était nettement plus forte : elle eut bientôt immobilisé Lynna et la maintint fermement sous elle.

— Je ne te ferai pas de mal, dit-elle. Mais je veux que tu me dises pourquoi tu me regardais dormir.

La jeune fille roulait des yeux terrorisés. Des larmes coulaient sur ses joues. Elle pouvait avoir une quinzaine d’années, seize tout au plus.

— Je... je voulais te prévenir..., balbutia- t-elle.

— Me prévenir ? fit Rowena, plus doucement. Me prévenir de quoi ?

— De rien !

— Allons parle ! Me prévenir de quoi ? Si tu me le dis, je te lâche.

Lynna plissa un instant les lèvres en une moue butée puis parut se décider.

— Ils vont te livrer à l’ogre, toi aussi ! dit-elle. Comme moi !

— Quel ogre ?

— Tu avais dit que tu me lâcherais...

Rowena relâcha son étreinte pour permettre à Lynna de se redresser. La jeune fille s’accroupit à nouveau, les bras refermés autour de ses genoux et le cou rentré dans les épaules. Elle ressemblait un peu à un chat auquel on vient de faire prendre un bain forcé. Sa chemise salie laissait entrevoir une poitrine maigre et des membres grêles. Elle devait être de santé fragile, pas assez bien nourrie, sans doute. Rowena sourit, ne put s’empêcher de lui caresser la joue. Aussitôt Lynna vint se pelotonner contre elle et se mit à sangloter.

— J’ai peur ! dit-elle. J’ai peur qu’ils me tuent !

— Allons ! Personne ne te tuera tant que tu seras avec moi. Cesse de pleurer et explique-moi ce que c’est que cet ogre.

— C’est le maître de la contrée, dit Lynna. Il dévore les pauvres filles, comme toi ou moi. Il vient chercher une victime tous les ans et cette année c’est moi qu’il prendra.

Lynna parlait de plus en plus fort entre ses sanglots.

— Je suis sûre que c’est moi. Les autres m’attacheront à un arbre, en offrande, pour que l’ogre les épargne. Ils veulent me tuer. Ils l’ont toujours voulu. Et ils te tueront aussi ! Ils...

— Oh, tais-toi ! cria Rowena, incapable d’en supporter d’avantage.

Lynna s’écarta d’elle, comme si elle la découvrait brusquement.

— Alors j’avais raison, siffla-t-elle entre ses dents. Tu es d’accord avec eux. Toi aussi, tu veux me tuer. Mais je ne vous laisserai pas faire...

— Excuse-moi, dit Rowena. Je n’avais pas l’intention de te faire peur. Reste ! Tu es glacée...

— Non ! hurla Lynna. Tu mens ! Tu mens !

Cette fois la princesse ne fut pas assez rapide : la jeune fille s’enfuit en poussant un long cri d’angoisse. Sa forme blanche se détacha un instant dans l’obscurité puis disparut. Elle était sans doute allée se réfugier dans sa propre hutte mais, quel qu’en fût son désir, Rowena savait inutile de l’y suivre. Pour cette nuit au moins elle avait gâché sa chance de gagner la confiance de Lynna.

Elle ne croyait pas vraiment que les autres voulussent la tuer, mais cette histoire d’ogre l’intriguait et l’inquiétait un peu, parce que c’était la première chose vraiment terrifiante dont elle entendait parler depuis qu’elle était arrivée là et aussi parce que Johel et les autres avaient soigneusement évité de l’informer de son existence. A moins que Lynna n’ait tout inventé... Mais Rowena ne le croyait pas : la jeune fille ne possédait peut-être pas tous ses esprits mais elle ne mentait pas...

Frissonnant un peu, Rowena tira son épée et s’endormit en la serrant entre ses bras. Ainsi elle se sentait protégée. Rien ne pouvait lui arriver !